Bien connu des molinologues de Poitou-Charentes et en particulier par ceux habitant les environs d’Angoulême, le plateau des Meulières de Claix et de Roullet constitue un territoire à part.
En plus d’un panorama superbe sur l’Angoumois, le visiteur découvre un labyrinthe de tranchées taillées dans le rocher, étirées sur des 50 et 100 mètres, profondes comme un homme et souvent comme un puits, et surtout toutes parallèles les unes aux autres, alignées à la manière de soldats en ordre de bataille. Treize hectares de surface, 600 mètres de long et 300 mètres de large, voici les dimensions de cette étrange armée.
Il a fallu des mois de travail pour quantifier l’effectif : 190 fosses, pour une production estimée entre 50.000 et 100.000 pierres, ce qui range les meulières de Claix parmi les plus grandes de l’ouest de la France. A Claix, l’ampleur de l’extraction fut telle que le paysage en a été à jamais bouleversé.
L’industrie ne datait pas d’hier : les meules à mains, tirées de ses parties les plus anciennes, indiquaient des racines forcément antérieures à l’instauration du système féodal et des moulins banaux. D’un point de vue archéologique, les carrières de Claix pouvaient bien s’avérer un livre ouvert sur un à deux millénaires d’histoire de la meulerie française. C’est la raison pour laquelle en 2005 les conservateurs successifs du site, Thibaud Gaborit puis Mélanie Adam, sollicitèrent le Laboratoire de Recherche Historique Rhône-Alpes, rattaché au CNRS et à l’université de Grenoble 2, pour mener à bien une campagne de recherches en archives et de fouilles archéologiques.
La première mention de meulières à Claix et à Roullet apparaît dans les textes en 1306. Cette année-là, le seigneur Alain Delisle et le prieur d’un établissement religieux des environs reconnaissent tenir chacun des carrières de leur suzerain, l’évêque d’Angoulême. Dès lors et jusqu’au XVIIIème siècle, les meulières clébertines restent propriété de l’Eglise puis des seigneurs de Claix, les Calluau au XVIème siècle puis les Boisson au XVIIème. Ces aristocrates n’exploitent évidemment pas eux-mêmes la pierre. Ils louent les fronts de taille à une dynastie de maîtres meuliers implantée en Angoumois depuis le milieu du XVIème siècle au moins, les Parenteau. En échange d’un loyer pouvant atteindre 2000 Livres par an et augmenté de la fourniture gratuite de meules destinées aux moulins seigneuriaux, les Parenteau obtiennent le droit d’exploiter à volo les meulières du plateau et aussi accessoirement d’habiter la maison-forte de leur propriétaire et de gérer la seigneurie en leur nom. Loin de simples artisans besognant sur la pierre entre deux travaux agricoles, les Parenteau tiennent davantage d’entrepreneurs aisés voire même d’envergure : durant les règnes de Louis XIII et de Louis XIV, ils contrôlent toutes les meulières ouvertes dans le secteur, à Claix, à Roullet- Saint-Estèphe, à Mouthiers-sur-Boëme et aux Chaumes de Crages, sur la commune d’Angoulême. Dotés de fortunes semblables à celles de bons bourgeois, ils épousent des filles de la noblesse locale, achètent des domaines dont ils parent leur nom – « Parenteau, sieur du Maine Sec », finissent en 1702 par acquérir les carrières grâce à un acensement, et confient à leurs fermiers et à des ouvriers le soin d’en tirer la pierre. Eux ne font que superviser la bonne marche des meulières et vendre leur production.
Une centaine de kilomètres : telle est l’aire de commercialisation des meules de Claix. Vers l’est, elles partent jusqu’aux confins du département de la Dordogne actuelle, tandis qu’à l’ouest, elles gagnent Saintes et les abords de Rochefort. Les transports se font sur de lourds fardiers empruntant des itinéraires spécialement aménagés, les « chemins des meules », aux ornières taillées dans le roc à travers le plateau, puis sur des chaussées peut-être dallées et en tout cas renforcées. Dès que possible, les pierres sont chargées sur des gabarres descendant la Charente, dont le cours constitue la colonne vertébrale de l’aire commerciale. Le long de ses rives, les principaux ports accueillent des dépôts de meules auxquels les meuniers viennent s’approvisionner. Gare s’ils s’y prennent trop tard ! En 1612 le meunier Jean Varichon, de la paroisse des Gonds, près de Saintes, casse ses meules lors d’un rhabillage particulièrement maladroit. L’été vient de se terminer, le battage des blés est commencé et tous ses confrères ont déjà depuis longtemps épuisé les stocks de meules disponibles. Varichon doit courir de port en port en remontant vers l’amont, en vain, jusqu’à obtenir enfin de nouvelles meules sur la carrière elle-même. Ses successeurs restèrent longtemps fidèles à Claix, appréciant ses « meulles blanches, a usage de mouldre bled ». Pour elles, ils n’hésitent pas à débourser 14 livres pièce en 1617, le prix d’une parcelle de terre. Et c’est vrai que ces pierres conviennent à merveille pour la mouture du froment. Le calcaire du Turonien dans lequel elles sont taillées est criblé d’innombrables cavités à la manière d’une éponge, lui conférant ainsi une abrasivité que les calcaires n’ont pas habituellement. Ajoutez-lui une pureté sans égale, avec moins de 1% de fer, de silice, d’aluminium, de manganèse et de magnésium et vous obtenez une pierre d’une blancheur immaculée. Même si elle n’est guère solide puisqu’elle se rompt sous une pression de 91 kg/cm2 – contre 200 à 500 kg pour la plupart des grès meuliers ; même si elle s’use en trois-quatre ans au lieu de 10 à 12 pour une bonne « molasse », la poudre minérale qu’elle sème en tournant ne teinte pas la farine de froment et permet la fabrication d’un pain blanc, comme en raffolent depuis au moins les XIIIème et XIVème siècles, les seigneurs raffinés, les bourgeois, les clercs gourmands et nombre de paysans un peu plus aisés que les autres.
Les techniques employées par les maîtres meuliers pour accéder à cette précieuse ressource minérale ont pu être observées lors des fouilles. Cinq chantiers différents ont été ouverts sur le site, un à Roullet et quatre à Claix, ce qui en a fait le plus grand chantier de fouilles d’une carrière de meules mené en Europe. Outre la mise au jour d’une section d’un chemin à ornières, ces chantiers visaient à dater les principales phases d’exploitation du site et à observer d’éventuelles évolutions techniques. Dans ce but, les fouilles furent réparties en différents endroits stratégiques du plateau et notamment à ses deux extrémités, afin d’approcher les origines et la fin de l’exploitation. Ainsi la fouille de la « zone III » exhuma un chantier de la fin du XVIIIème – début du XIXème siècle ; grande fosse d’une cinquantaine de mètres de long pour une trentaine de large, elle avait fourni à elle seule 1600 à 1900 meules de 1,70 m de diamètre. Ces roues géantes étaient extraites à coups de pics pointus, par l’ouverture en 3 à 4 passes d’un fossé annulaire détourant un cylindre, puis décollées du banc à l’aide de petits coins de fer logés dans des emboîtures étroites. L’extraction progressait par paliers au fond de la tranchée, en réutilisant les alvéoles d’extraction issues des passages antérieurs pour tracer les contours des futures meules, donnant ainsi naissance à des « tubes » circulaires hauts de 4 à 7 mètres. Plusieurs équipes travaillaient en même temps : en avant de la fosse, des journaliers effectuaient le « décroûtage » des couches de terre et de pierre stérile recouvrant le gisement ; au fond de la fosse, deux à trois équipes œuvraient chacune sur un palier distinct ; enfin sur les bords de la fosse, les maîtres meuliers procédaient à la taille de finition et accessoirement au montage des meules lorsqu’elles étaient tirées en quartiers. L’exploitation terminée, la fosse se remplissait des « haldes » (déchets de taille et stériles) issues des chantiers ultérieurs. Parcellisation du travail, optimisation de la production – que reflétait encore un plan en nid d’abeille du plancher de carrière, fabrication de grandes meules monolithes ou en quartiers, caractérisaient cette phase du plateau des Meulières. Ajoutons encore quelques vieilles meules dressées contre les parois, attendant encore les clients qui ne vinrent jamais : au cours du XVIIème et encore plus au XVIIIème siècle, la meulière de Claix subit de plein fouet la concurrence des meules en silex tirées des carrières de Dordogne, de Caunay et de Brie. Dès les années 1830, la production s’arrête, tandis que les Parenteau se reconvertissent dans le notariat et la médecine.
A l’extrémité opposée du plateau, à l’endroit même où les falaises dominant la vallée de la Charente durent révéler la présence du gisement aux premiers meuliers, les zones I et II du chantier de fouilles levèrent le voile sur les origines de l’industrie clébertine. Une fosse un peu en retrait du plateau, la zone II, livra une exploitation nettement plus modeste que la zone III : une quarantaine de mètres de long mais seulement cinq de large et deux de haut. Les artisans mérovingiens ou carolingiens qui avaient besogné ici n’avaient pas vu aussi grand que leurs successeurs du siècle des Lumières. Eux aussi travaillaient en paliers au fond de leur tranchée ; eux aussi utilisaient le pic pour tailler les meules, usant du procédé du fossé annulaire. Mais pour le reste, leurs techniques différaient largement. Au lieu de tubes rigoureusement verticaux, les leurs jouaient les tours de Pise, perdant à chaque étage une quantité appréciable de pierre ; au lieu de coins de fer, ils se servaient de coins en bois, glissés dans de longues encoignures linéaires ; au lieu de monstres de 1,70 m de diamètre, eux taillaient des meules de moulins de 1 m à 1,20 m de diamètre, et aussi des meules à mains. Quant à la zone I, implantée à cheval sur la falaise et donc contemporaine des débuts de la carrière, sa fouille mit au jour un atelier en gradins et non plus en fosse, creusé une fois de plus à coups de pics pointus, présentant toujours des tranchées annulaires mais où le décollement des meules était obtenu à l’aide d’une à deux encoignures rectangulaires et de gros coins en bois. Les meules ici avaient encore un peu perdu en volume, les plus grosses meules ne mesurant plus que 1,10 m de diamètre et les meules manuelles 50 à 60 cm, signe d’une plus grande ancienneté par rapport à la zone II. Et de fait, la datation par thermoluminescence de tessons de poteries trouvés dans une couche d’abandon du chantier révéla que cette meulière des origines avait été exploitée avant les Vème – VIIIème siècles de notre ère, autrement dit à la fin de l’Antiquité ou au tout début du Moyen Age.
Alain Belmont Professeur d’histoire moderne Université Grenoble 2 LARHRA (UMR CNRS 5190) – Article paru dans le Monde des Moulins – N°32 – avril 2010